Extrait :
Je ne considérerai que les théories de l’anarchisme ; et ici je suis frappé depuis longtemps par le contraste entre la grandeur des buts de l’anarchisme – la plus grande réalisation possible de la liberté et du bien-être pour tous – et l’étroitesse, pour ainsi dire, du programme économique de l’anarchisme, qu’il soit individualiste ou communiste. Je suis enclin à penser que le sentiment de l’insuffisance de cette base économique – communisme exclusif ou individualisme exclusif, selon l’école – empêche les gens d’acquérir une confiance pratique dans l’anarchisme, dont les buts généraux plaisent à beaucoup comme un bel idéal. Je sens moi-même que ni le communisme ni l’individualisme, s’ils devenaient la seule forme économique, ne réaliseraient la liberté, qui exige toujours un choix de voies, une pluralité de possibilités. Je sais que les communistes, lorsqu’on leur pose la question de manière pointue, disent qu’ils ne devraient pas avoir d’objection aux individualistes qui souhaitent vivre à leur manière sans créer de nouveaux monopoles ou d’autorité, et vice versa. Mais cela est rarement dit d’une manière vraiment ouverte et amicale ; les deux sections sont beaucoup trop convaincues que la liberté n’est possible que si leur plan particulier est réalisé. J’admets tout à fait qu’il y a des communistes et des individualistes pour qui leurs doctrines respectives, et elles seules, donnent entière satisfaction et ne laissent aucun problème non résolu (à leur avis) ; ceux-là ne seraient pas gênés, en tout cas, dans leur fidélité de toute une vie à un idéal économique. Mais ils ne doivent pas s’imaginer que tous les gens sont constitués selon leur modèle et susceptibles de se rallier à leurs vues ou de rester des adversaires « non réclamés » sur lesquels il ne faut pas gaspiller de sympathie. Qu’ils regardent plutôt la vie réelle, qui n’est supportable qu’en étant variée et différenciée, en dépit de toute uniformité officielle. Nous voyons tous les survivances du communisme antérieur, les multiples rouages de la solidarité actuelle, à partir desquels de nouvelles formes du communisme futur peuvent se développer – tout cela dans les dents de l’individualisme capitaliste tranchant qui prédomine. Mais ce misérable individualisme bourgeois, s’il a fait naître le désir de solidarité, menant au communisme, a certainement aussi fait naître le désir d’un individualisme authentique, libre, désintéressé, où la liberté d’action ne serait plus détournée pour écraser les plus faibles et former des monopoles, comme aujourd’hui.